Urs Berger
Président de l’Association Suisse d’Assurances
Assemblée générale, 21 juin 2012
Hôtel Bellevue Palace, Berne
Seul le texte prononcé fait foi.
Dans ma jeunesse, les correspondants étrangers étaient notre seul contact avec le vaste monde. Aujourd’hui, nos amis sur Facebook sont éparpillés dans le monde entier. Nous skypons, envoyons des sms et des courriels au lieu de courriers, et ce beaucoup plus rapidement et à bien meilleur marché qu’auparavant. Or, ces dernières années, le comportement de notre société en matière de communication n’a pas été le seul à connaître une évolution en profondeur – des scientifiques renommés avancent que la numérisation entraîne les plus grandes mutations sociétales jamais observées depuis l’invention de l’imprimerie par Johannes Gutenberg au milieu du 15e siècle.
Les changements technologiques, surtout ceux liés au smartphone, constituent des développements de ce que l’on appelle l’ «empowerment» de chaque individu, c’est-à-dire son accès à l’autonomie! Quel que soit le lieu où l’on se trouve et l’heure de la journée, chacun d’entre nous dispose aujourd’hui de beaucoup plus d’informations que le Président des Etats-Unis il y a une quinzaine d’années. Oui, même les rayonnements radioactifs peuvent être mesurés par iPhone, l’individu est de moins en moins dépendant de l’«information officielle». Dans la mesure où celui qui détient l’information détient aussi le pouvoir, cela implique aussi que les rapports de force évoluent. Et là, la chanson de John Lennon «Power to the people» me vient spontanément à l’esprit – tout comme les Pirates qui dérangent actuellement l’establishment politique chez nos voisins allemands.
Cette évolution renforce également la tendance à l’individualisation. Les besoins individuels n’ont jamais été autant pris en compte. D’aucuns parlent d’une société «à la recherche du bonheur». Et, en Suisse, après le dernier week-end de votation, nous avons justement l’impression que le libre choix du médecin contribue incontestablement à notre bonheur à nous, Suisses.
En l’occurrence, la crainte de la restriction de cette liberté a joué un rôle lors de cette votation, car les libertés individuelles acquises sont des éléments essentiels de l’individualisation. Ces libertés sont autant d’expressions de «libérations», d’«émancipations». Par exemple, la liberté encore récente de pouvoir choisir sa profession ou son conjoint. Nous aussi, les assurances, nous suivons et façonnons cette évolution de l’individualisation. «Scoring» et primes «adaptées au risque» sont deux des mots-clés dans ce contexte.
Pour autant, en dépit de toute l’individualisation possible: nous ne serions pas là, si nous n’existions pas. L’être humain ne peut pas survivre seul. Nous avons besoin d’une communauté et de solidarité. Ceci est et reste la base d’une vie sociale saine. En outre, Facebook crée non seulement de nouveaux types d’amitiés, mais aussi de nouvelles formes de «communautés», lesquelles, comme nous le savons, ont déjà réussi à faire bouger certaines choses, même si chaque printemps (arabe) n’est pas toujours suivi d’un été, du moins pas encore.
Il faut des deux: de la solidarité et de la responsabilité individuelle. Et il faut trouver le juste équilibre.
Cet équilibre, nous l’avons en prévoyance vieillesse. Nous avons la solidarité dans le 1er pilier, l’individualité dans le 2e pilier et la responsabilité propre dans le 3e pilier. Que la prévoyance vieillesse soit aujourd’hui mise à mal n’a rien à voir avec le fait que ce système des trois piliers ne serait en soi pas une bonne chose. Bien au contraire, il est reconnu comme l’un des meilleurs systèmes de prévoyance au monde. La combinaison des différents modes de financement dans le 1er et le 2e pilier permet d’équilibrer de manière optimale les nombreux risques. Or, le système ne peut déployer tous ses effets que si les trois piliers sont forts et stables.
L’AVS est une pure œuvre de solidarité: les fonds sont répartis, les actifs financent les retraités d’aujourd’hui. Par contre, une telle répartition n’est pas possible en prévoyance professionnelle. Dans le système de la capitalisation, chacun épargne individuellement pour constituer ses propres rentes futures. Et pourtant, du fait du tournant démographique, des milliards de francs sont répartis des jeunes vers les moins jeunes: or, si nous avons pu nous le permettre jusque-là, nous le devons uniquement à notre niveau de vie élevé. La prévoyance professionnelle est devenue une machine de redistribution gigantesque; or, comme elle n’a pas été conçue dans ce but, elle malmène aujourd’hui de plus en plus le financement durable des retraites. On se croirait dans l’apprenti sorcier de Goethe: les esprits appelés pour améliorer la prévoyance accomplissent tellement «bien» leur mission qu’ils commencent à mettre en danger la paix sociale entre les générations.
En Suisse, la prévoyance vieillesse est confrontée à des enjeux d’importance.
A l’heure actuelle, plus de deux millions de personnes perçoivent une rente de vieillesse en Suisse, soit quatre actifs pour un retraité; en 2050, le ratio ne sera vraisemblablement plus que de deux contre un. Que cette évolution démographique se traduise également par des adaptations de la prévoyance vieillesse est fort compréhensible.
Il est tout aussi évident qu’issues de motivations politiques, les garanties trop élevées se présentant sous la forme d’un taux d’intérêt et d’un taux de conversion minimaux sapent le système de la prévoyance professionnelle au risque de le démolir. Par exemple, ce taux de conversion trop élevé entraîne des rentes garanties trop importantes, ce qui au final contribue à l’épuisement de la substance des caisses de pension. Or, pour que l’opinion publique nous soutienne lorsque nous prônons la réduction du taux de conversion, il faut que le niveau des prestations – c’est-à-dire celui des rentes – puisse être préservé le plus possible par le biais de mesures d’accompagnement.
Pour compliquer le tout, à l’heure actuelle, le troisième «cotisant», le marché financier, s'affaiblit et est encore loin de la rémission. Bon gré, mal gré, nous sommes donc obligés de proposer des produits réalistes sur le long terme.
Parallèlement, les «jeunes retraités» sont expérimentés, fortunés et doués. Il faut désormais donner davantage de sens et de crédit à ce potentiel, à la fois au niveau économique et mais aussi sociétal. Relever l’âge de la retraite constitue donc une solution possible pour assurer le développement de la prévoyance vieillesse. Des projets de vie adaptés aux «midlife boomers», c’est-à-dire aux baby boomers aujourd’hui âgés d’une cinquantaine d’années, lesquels sont nombreux et disposent généralement d’une bonne formation, constituent une autre mesure d’accompagnement possible. Ceux-ci peuvent poser de nouveaux jalons pour leur vie professionnelle à venir, longue encore d’une vingtaine d’année, puisque la seconde moitié de la vie n’est pas synonyme de renoncement et de vieillissement. Bien au contraire, nous vivons plus longtemps, en meilleure forme et en meilleure santé que jamais. Et comme de plus en plus d’études nous le montrent: nous sommes même plus heureux qu’au cours de la première moitié de notre vie! En outre, une nouvelle planification de carrière pour la seconde moitié de la vie requerrait également le réaménagement du système de formation. Apprendre un nouveau métier à 50 ans pourrait devenir la norme. Et si les nourrissons d’aujourd’hui sont amenés à vivre centenaires et à travailler peut-être une soixantaine d’années, alors nous avons absolument besoin de nouveaux scénarios de vie et de nouveaux modèles de cycle de vie.
Que la prévoyance professionnelle arrive à un tournant, les différentes parties prenantes, les groupes d’intérêt et les partenaires sociaux, tout le monde en convient. Et tous s’accordent aussi sur le fait qu’il est urgent d’agir pour ne pas laisser les générations futures dans une situation préoccupante. Or, quand il s’agit d’en venir aux mesures concrètes, les esprits se divisent.
L’Association Suisse d’Assurances ASA s’engage activement dans le débat portant sur l’avenir de la prévoyance vieillesse qui a été lancé récemment par le rapport du Conseil fédéral sur l’avenir du 2e pilier. Nous voulons apporter notre pierre à l’édifice!
Forts de notre expertise, nous souhaitons contribuer à l’élaboration de solutions viables. Nous y incluons également notre atout, appelé «Big data», notre immense trésor de données qui ne cesse de croître chaque jour. «Big Data» sera l‘un des principaux moteurs de croissance du futur; on parle de «pétrole du 21e siècle» voire de «poussière d’or». Il contribuera à la productivité et, ce qui est encore plus important, aux innovations. Nous en avons suffisamment à disposition et saurons utiliser ce nouveau facteur avec intelligence.
Mais nous devons aussi améliorer notre communication, car être soi-même convaincu ne sert à rien. Des arguments purement techniques, factuels et, de notre point de vue, fondés, ne suffisent pas. Nous voulons et devons non seulement être écoutés, mais également compris. C’est la seule manière d'avoir des chances d'être entendus, c’est-à-dire de rallier la majorité à nos aspirations.
Une chose est claire: la nostalgie, l’idéologie ou la préservation des anciens privilèges n’a pas sa place ici, pour aucune des parties prenantes. Nous devons composer avec de nouvelles flexibilités. En d’autres termes et en référence à un livre de Betty Zucker: «Seule l’agilité génère de la stabilité» («Nur Agilität bringt Stabilität»).
L’avenir de la prévoyance vieillesse exige de nous tous la définition de visions nouvelles. Il faut une discussion en profondeur et surtout des décisions courageuses quant aux solutions que nous voulons nous offrir pour l’avenir. Et le courage, Mesdames et Messieurs, est devenu une ressource rare dans notre société actuelle, exposée aux risques les plus divers. Courage dans le sens d’une sensibilité aiguisée avec intelligence et prudence, laquelle permet de déterminer quelles innovations sont appropriées ou non au moment considéré. Et, par définition, les innovations comportent toujours des risques, c’est-à-dire des opportunités et des dangers.
Le courage est une prise de conscience, pas un sentiment. Or, de nos jours, le courage peut s’avérer un outil précieux face aux changements, car il implique une compréhension délibérée des risques, laquelle ne se contente pas d’éclairer les dangers, mais tient également compte des opportunités à saisir. Et, lorsque les temps sont durs, c’est là que se présentent les meilleures opportunités – si l’on sait les identifier et que l’on a le courage de les saisir.
Conjointement avec les principaux acteurs de notre société, avec les clients et les parties prenantes, nous entendons identifier ces opportunités et développer des solutions et des modèles novateurs. Nous voulons remettre à flot le système de prévoyance qui n’est plus en phase avec la réalité. Allons-nous y arriver? Cela dépend à la fois de la volonté des politiques et des citoyens, mais aussi de notre force d’innovation en qualité d’assureurs et, last but not least, de notre crédibilité! Dans le processus de recherche de solutions, nous devons être perçus comme un partenaire davantage digne de confiance et de foi – et, dans cette optique, nous sommes loin d’être parfaits.
C’est justement la raison pour laquelle – vous tous qui m’écoutez –, je suis optimiste: je crois en notre force et en notre compétence en matière d’innovations et de développement. Je suis convaincu que nous pouvons améliorer notre crédibilité et que nous y arriverons. Et aussi que nous trouverons des solutions favorables au plus grand nombre.
Mesdames et messieurs, le bon vieux temps est terminé, des jours meilleurs nous attendent.
Je compte sur vous et vous remercie.